Selon l’ayurvéda, la routine quotidienne, nommée dinacharya (jour + chemin), est tout aussi célèbre que méconnue. On en parle beaucoup, il existe de nombreuses idées et produits la concernant, mais toute une dimension de cette connaissance classique de la tradition indienne est ignorée : la dimension éthique et philosophique. Bien évidemment, une grande partie de la routine quotidienne concerne les soins corporels, que nous allons développer. Mais nous allons aussi aborder l’attitude physique et mentale, les relations et les buts de la vie, qui représentent une plus grande partie encore de cette routine.
Cet article est entièrement basé sur l’Ashtanga Hrdayam, un des trois grands textes classiques de l’Ayurvéda, qui dit de lui-même qu’il n’est “ni trop long ni trop court” (non traduit en français), et qui se veut un résumé des deux autres : le Charaka samhita et le Sushruta samhita. Il s’agit d’une connaissance écrite au VIe siècle de l’ère commune dans le Nord de l’Inde actuelle. Nous suivons l’ordre proposé par celui-ci et commençons donc notre exploration de la routine ayurvédique classique par le réveil matinal.
Brahmamuhurta
“La personne en bonne santé devrait se lever pendant brahmamuhurta pour préserver sa vie”
C’est le tout premier verset du chapitre sur la dinacharya et il nous dit beaucoup plus qu’une simple heure de réveil ! Tout d’abord, les instructions dans ce chapitre s'adressent aux personnes en bonne santé. Et la bonne santé en Ayurvéda, ce n’est pas seulement l’absence de maladie mais une expression pleine de la vitalité de la personne. De plus, l’objectif de cette routine quotidienne est de préserver la vie ; c’est l’objectif de l’ayurvéda dans sa globalité : la longévité (parce qu’elle nous donne le temps d’atteindre nos buts).
Ces deux conditions étant établies, il est recommandé de se lever dans la période nommée “brahmamuhurta” que l’on pourrait traduire par “moment divin”. C’est une période de 48 minutes qui commence 1h36 avant le lever du soleil, c’est-à-dire que si le soleil se lève à 7h, brahmamuhurta s’étale de 5h24 à 6h12. Et durant ce moment particulier, parce qu’il est propice à l’état méditatif, il est recommandé de se contempler. Se contempler, c’est bien-sûr contempler le Soi, puis son état intérieur et progressivement son état extérieur, jusqu’à la contemplation extérieure du lever du soleil - dont même la science moderne nous dit qu’elle est bénéfique pour la régulation hormonale.
Ablutions et soins du visage
Un des signes de bonne santé du corps est l’élimination matinale d’urine et de selle. Après cette purification impulsive, nous passons aux ablutions - la purification volontaire des souillures, au sens propre et au sens figuré. Alors on se passe de l’eau sur le visage, on nettoie l’intérieur du nez, des yeux, des oreilles, etc.
Puis la première étape de soin à proprement parler est le brossage des dents ; il est recommandé d’utiliser des plantes avec les saveurs astringente, piquante et amère, ainsi qu’une branche soigneusement mâchée jusqu’à obtention de poils doux.
Aujourd'hui, nous n’avons pas tellement accès aux plantes et branches indiquées dans les textes antiques mais nous pouvons choisir une brosse à dent douce et un dentifrice qui ne soit ni doux (sucré), ni acide, ni salé. La texture est importante car il doit laisser une sensation “sèche”, c’est ce que décrit l’astringence, bien que la plupart des dentifrices soit doux et onctueux.
C’est à la seconde étape du soin de la bouche qu’on apporte l’onctuosité avec “gandusha”, un soin qu’on assimile aujourd’hui à l’oil pulling mais qui classiquement consiste à remplir la bouche d’huile jusqu’à ce qu’il n’y ait plus d’espace pour l’air et la garder ainsi jusqu’à apparition de larmes, cracher, et mâcher des feuilles nettoyantes ensuite. Cette proposition n’étant ni écologique ni économique, nous rejoignons l’idée de seulement passer une cuillère à soupe d’huile (de coco idéalement) d’un côté à l’autre de la bouche pendant deux minutes - cela protège les dents et les gencives.
Mais avant de faire gandusha et après s’être brosser les dents, ce sont les yeux qu’on protège, traditionnellement avec un trait de kanjal (khôl). On pourrait appliquer aussi un mélange de ghee et miel directement dans l'œil mais cela demande des produits d’une qualité qui est trop rare aujourd’hui. Une alternative pratique est un spray d’eau de rose dans les yeux matin et soir. On nourrit aussi le nez, avec quelques gouttes d’huiles médicalisée (anu thailam par exemple, ou un mélange de ghee et huile de sésame).
Abhyanga, svedana et udvartan
Après avoir lavé puis nourri le visage, c’est la tête et le corps que nous soignons avec d’abord une oléation de tout le corps. On utilisera une huile adaptée à son besoin comme le sésame, l’amande ou le tournesol, que l’on appliquera doucement après l’avoir chauffée au-delà de la température du corps. Ce sont en priorité la tête, les oreilles et les pieds qu’il faut hydrater, si vous n’avez pas le temps de faire le corps en entier.
En gardant l’huile sur le corps, nous allons maintenant faire de l’exercice physique et transpirer légèrement. On ne veut surtout pas se refroidir avec l’huile sur la peau et on doit la rincer, contrairement à nos habitudes communes. Donc après l’oléation (abhyanga) et la sudation (svedana) par l’exercice, on enlève le surplus d’huile et la sueur grâce à l’udvartana, un léger gommage à la poudre - oui, comme au spa finalement, c’est bien de là que viennent les noms de ces soins ayurvédiques. On peut utiliser des poudres médicalisées spécifiques, ou de la farine de pois chiche tout simplement.
Et nous terminons l’hygiène corporelle avec un bain évidemment. Les sages de l’Himalaya préfèrent une température chaude pour l’eau du bain, disant que cela apporte force, vigueur et longévité. En revanche sur le visage et la tête, c’est l’eau froide qui est recommandée, la chaleur fragilisant les yeux et les cheveux. Une fois lavés de nos souillures physiques et subtiles, nous pouvons étudier l’attitude à pratiquer au quotidien.
La production du bonheur
“Toute activité humaine est destinée au bonheur de tous les êtres vivants ; un tel bonheur est basé sur le dharma (éthique), ainsi chaque personne devrait toujours adopter une conduite droite.”
L’ayurvéda s’inscrit dans un contexte culturel où les religions dharmiques sont majoritaires, cela signifie que la philosophie commune est basée sur l’idée d’une participation individuelle active à l’harmonie collective. Quand on parle de dharma, on parle ici des lois naturelles et aussi des prescriptions des sages, pour bien vivre ensemble. Et bien vivre ensemble, comme avec les masques en cas d’urgence dans l’avion, c’est commencer par prendre soin de soi pour ensuite être capable de prendre soin des autres.
Ce texte nous instruit donc sur la santé physique et mentale. Nous devons avoir une alimentation juste, c’est-à-dire se nourrir seulement après avoir entièrement digéré le repas précédent, avec des aliments en qualité et en quantité adaptées. Nous devons aussi laisser libres les “impulsions” de notre corps (vega), c’est-à-dire ne pas retenir les vents, les éliminations, les larmes ou l’éjaculation, car cela génère des perturbations dans le mouvement naturel de la circulation corporelle (prana).
Il est surtout mentionné de toujours prioriser la guérison, de ne rien faire d’autre que de rechercher l’équilibre physique et mental. C’est seulement quand il est atteint que nous pouvons appliquer ces recommandations qui s’adressent aux personnes en bonne santé.
Pour trouver l’équilibre, ou l’identifier, c’est l’étude de l’ayurvéda et l’observation de soi qui sont les meilleures thérapies.
Une importante dimension dans cette thérapie, et pour le dharma, est notre relation avec le vivant. Après nous avoir incité à servir les personnes aimables avec le plus grand soin et à garder les personnes malveillantes à distance, l’Ashtanga Hrdayam nous dit aussi ce qu’il ne faut pas faire ! Et cette liste classique des dix mauvaises actions, souvent traduites comme “les dix péchés” vous semblera peut-être familière :
- Corps : la violence physique (himsa), le vol, la sexualité immorale
- Parole : la parole abusive, dure, mensongère, causant la discorde ou agressive
- Mental : la jalousie, et le manque de foi dans les écritures et les sages
Les prescriptions de bonne conduite sont évidemment l’inverse, comprenant : les paroles vraies, brèves et plaisantes, un mental stable dans les contextes d’abondance ou de malheur, ne pas être naïf mais ne pas suspecter non plus, être avenant, être plaisant pour les autres et les honorer, honorer de la même manière les insectes, les invités et le roi. Il y a aussi des recommandations pratiques comme ne pas offrir ou consommer des intoxicants (alcool, drogues), marcher en regardant droit devant soi à une distance de trois mètres, porter des vêtements agréables à regarder mais pas extravagants, mettre du parfum et porter discrètement ses amulettes par exemple.
On forme aussi une boucle avec la première indication de se lever durant brahmamuhurta et de contempler, avec une des toutes dernières recommandations qui est de ne pas manger, ne pas faire l’amour, ne pas dormir, ni étudier et ni réfléchir pendant les sandhya, les “articulations” entre le jour et la nuit, l’aube et le crépuscule - puisque ces périodes sont plus propices à la contemplation et à la méditation.
Ainsi, parce que le texte est à la fois explicite et ésotérique, nous terminons cette transmission en citant l’Ashtanga Hrdayam, et plus spécifiquement trois versets du chapitre sur la routine quotidienne, dinacharya :
- “Pour une personne intelligente, le monde entier est un enseignement. Ainsi on devrait imiter le monde après avoir considéré avec soin le sens des actions.”
- “La compassion envers tous les êtres vivants, la générosité, le contrôle des activités du corps, de la parole et de l’esprit, la prise en compte des intérêts d’autrui comme les siens propres, telles sont les règles suffisantes d’un comportement moral.”
- “Ainsi ont été énumérés, brièvement, les règles de bonne conduite. Celui qui les adopte atteindra la longévité, la santé, la richesse, la popularité, et aussi le monde éternel.”
Lucie João
Praticienne en Ayurveda